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Vint un chevalier (nouvelle)


(En cette veille de Saint Valentin, j'avais envie de partager avec vous cette ancienne nouvelle, qui évoque l'amour...

Bonne lecture !)

Vint un chevalier

La douleur me plie en deux au sortir de la douche. Je n’ai que le temps d’appeler le taxi qui me conduit à la clinique en me surveillant dans le rétroviseur de crainte que je n’accouche sur la banquette arrière.

Ensuite, les événements s’enchaînent trop vite : perfusion, échographie, césarienne. Je me sens tournoyer comme sur un manège infernal dont je n’ai pas la possibilité de descendre. Je ne choisis rien, je ne contrôle rien, je subis.

Les choses n’auraient pas dû se dérouler ainsi, dans la lumière froide des scialytiques et les odeurs de désinfectant, sans personne pour me tenir la main. Mon cœur se serre, je retiens mes larmes. Je ne veux plus pleurer.

Puis je te découvre pour la première fois, si petit, si fragile, et je pense que je ne pourrai pas t’aimer. Tu pèses le poids de deux paquets de sucre, tes yeux si bleus fixent le monde sans le voir, tes poings minuscules m’évoquent deux bourgeons sur le point d’éclore.

La sage-femme te place dans mes bras d’autorité. Je t’observe avec méfiance et fascination, comme on observe une créature étrange et inconnue. Elle me demande ton prénom et je suis incapable de lui répondre ; je ne l’ai pas encore trouvé. Il faut dire que tu devais naître plus tard… Je ne suis pas prête à t’accueillir.

Je ne me résous pas à t’offrir le sein. Gagnée par l’épuisement, je ferme les paupières et sombre dans le sommeil. La sage-femme s’occupera bien mieux de toi que moi.

Durant la nuit, éveillée par ton souffle paisible, je te contemple, petit bout d’homme, et je choisis ton nom : Gauvain, comme le meilleur des chevaliers de la Table Ronde, fort et mesuré. C’est tout ce que je te souhaite : d’être assez fort pour affronter le monde sans père.

Au matin, à l’heure de la toilette, tes membres aussi frêles que des roseaux tremblent dans l’eau tiède, tu respires vite, tu t’agites, ton visage se plisse. Pourtant, tu ne pleures pas, comme si tu savais que je ne le supporterais pas. Je te savonne en douceur, découvre et apprivoise ta peau, compte tes doigts de pied. Quand je t’enveloppe dans la serviette de bain moelleuse, tu soupires et souris. Des bonheurs simples, que je ne sais pas apprécier.

Au moment de glisser tes bras dans les manches du pyjama trop grand, je me penche et inhale. Tu sens le bébé, le miel et le lait suret. Un parfum aux nuances complexes, sucré et aigrelet, presque animal. Comme une mère louve, je te flaire pour te reconnaître. Tu es mien. Du bout des doigts, je caresse tes cheveux blonds, soyeux. Une larme perle à mes cils et roule sur ma joue : tu me rappelles tant ton père.

Pourrai-je t’aimer ?

Alors que les autres mamans serrent leur nouveau-né contre leur cœur, le câlinent, le cajolent, je me contente de t’observer, allongé dans ton berceau, si calme et si tranquille. Un sentiment d’éternité s’empare de moi. Je te couve du regard à défaut de te prendre dans mes bras, tant et si bien que la sage-femme s’en inquiète.

— Il n’est pas en sucre, vous pouvez le porter.

Je ne le sais que trop, mais si je le fais, mes défenses contre la douleur tomberont. J’ai déjà perdu ma moitié, mon amour, mon âme. Il ne me reste que toi, petit chevalier. Alors, consentir à t’aimer, c’est me mettre en danger, c’est risquer de tout perdre s’il devait t’arriver malheur… et tu es si fragile.

Soudain, tu commences à pleurer et mon cœur se serre. Délicatement, je te soulève en soutenant ta tête. Je te pose à plat ventre sur ma poitrine et tu t’agites, à la recherche de mon sein. Oserai-je ? Tes vagissements de détresse me décident : je déboutonne ma blouse, guide ta bouche vers mon mamelon dont tu t’empares avec une avidité d’affamé. Entendre tes déglutitions régulières, sentir ta paume confiante sur ma peau me ravissent. Je caresse ta joue veloutée pendant que tu têtes tout ton saoul.

Le regard rassuré de la sage-femme qui glisse le nez par l’entrebâillement de la porte m’inquiète toutefois : ai-je bien fait d’accepter de nouer ce contact si intime ? Ton souffle paisible me tire de mes interrogations. Tu t’es endormi, les lèvres entrouvertes, la main abandonnée. J’hésite à te garder contre moi. Ton poids si léger réchauffe mon cœur.

Non. Je me réprimande et te repose dans ton berceau. Je ne dois pas t’aimer.

L’aube de notre deuxième matin me découvre allongée sur le côté, mon index logé dans tes doigts repliés. Et là, tout change. Ta couleur inhabituelle m’alarme. Ta peau qui me rappelait les nuances délicates des pêches de vigne a viré au jaune. Je sonne la sage-femme qui bipe le pédiatre de garde qui aboie des ordres, confirmant mes craintes. Il me parle d’un ictère sévère, m’annonce qu’au vu de ta prématurité et de ton poids, une photothérapie intensive est indispensable. Et il t’arrache à moi avant que j’aie eu le temps de comprendre son jargon médical.

La sage-femme, prise de pitié devant mon désarroi m’explique en termes simples que ton foie ne parvient pas à se débarrasser d’un pigment provenant de la destruction normale des globules rouges en excès. Du coup, ce pigment se déverse dans ton sang et colore ton épiderme. Et son importante quantité, toxique, nécessite de te placer immédiatement dans une espèce de solarium, car la lumière permettra son élimination. Sinon…

J’ai le sentiment d’avoir cinq ans. Ses mots terribles se gravent dans mon cerveau sans faire sens : paralysie, surdité, arriération mentale, mort… Souhaite-t-elle m’effrayer, m’avertir ou m’anéantir ? Son bipeur sonne et elle disparaît, me laissant seule avec ma peur.

Je suis assise sur le lit défait, dans la chambre silencieuse, à fixer ton berceau vide. Un univers immaculé et désert. Tu es tout ce qu’il me reste de mon aimé. Je ne peux pas te perdre. Un bruit étrange, aigu, heurte mes tympans. Quand je réalise que c’est mon propre gémissement, je le jugule.

Les secondes, les minutes, les heures s’écoulent. Personne ne s’inquiète, personne ne me dit rien. Pour eux, la situation est habituelle. Pour moi…

Enfin, on vient me chercher, avec des excuses. Le personnel a été débordé par des urgences. On m’amène jusqu’à toi. Je te regarde, derrière la vitre. Tu es presque nu dans la lumière bleutée qui t’enveloppe d’une douce caresse. Des lunettes de tissu protègent des yeux. Tu as l’air si paisible. La sérénité qui se dégage de ton corps détendu me gagne. J’applique ma paume contre le verre qui nous sépare et sourit. La voix de la sage-femme me parvient de très loin :

— Il répond bien à la photothérapie. Le taux de bilirubine descend régulièrement. Si vous voulez l’allaiter, vous pouvez.

Le poids qui écrasait ma poitrine sans que j’en aie conscience s’efface. Je hoche la tête, incapable de parler. Bientôt, je te retrouve, mes bras se réapproprient ton poids déjà familier et je me rends compte que tu m’es indispensable.

Je me suis perdue et tu m’as sauvée, mon petit chevalier sans armure.

Je t’aime.

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