Tome 1 : La proie du Dragon
Avec l'accord des éditions Dreamland, dès le 22 décembre 2017, je publierai un chapitre de La Proie du Dragon par semaine sur mon site, jusqu'à fin janvier.
Cette version n'a pas encore franchi l'étape du "Bon à tirer", alors, si vous croisez des coquilles, n'hésitez pas à m'en faire part.
En vous souhaitant une agréable lecture,
Florence
4e de couverture provisoire :
Au XXIe siècle, une apocalypse déclenchée par des intelligences artificielles a manqué de décimer l’humanité. Trois cents ans plus tard, le gouvernement a maîtrisé le fléau grâce à un contrôle strict des technologies.
À l’écart de ces troubles, Lutessa vit paisiblement avec son père qu’elle adore…. jusqu’au jour où il sabote son concours d’entrée à l’Institut des Technologies, brisant son rêve de devenir une ingénieure renommée.
Mais le pire survient lorsqu’un dangereux parasite se répand. Lutessa et son père sont infectés. En chemin pour être soignée, la jeune fille est enlevée par des dissidents qui prônent le retour des IA.
Très vite, elle se retrouve au cœur d’enjeux majeurs qui la mettront sur les traces de ses origines...
Altérés
Partie I
La Boîte à musique
Chapitre 1
4 juillet de l’an 327 post-Extinction
Lutessa tendit l’oreille. Un silence parfait régnait dans la maison.
Elle s’empara de sa besace, se glissa dans le couloir, s’immobilisa pour écouter à nouveau. Toujours aucun bruit. Cette fois, c’était la bonne ! Elle descendit l’escalier sur la pointe des pieds, traversa le séjour et gagna le vestibule sans avoir fait couiner la moindre latte du plancher. Presque, elle y était presque.
Depuis plusieurs semaines, elle s’était mis en tête de réussir à quitter la maison à l’aube sans alerter son père. C’était d’ailleurs devenu un jeu entre eux, auquel elle avait jusqu’à présent perdu. Mais pas aujourd’hui. Sourire aux lèvres, elle posa la main sur la poignée de la porte d’entrée, l’abaissa. L’hymne de la victoire résonnait déjà à ses oreilles.
Réussi !
La voix grondante de son père la figea :
— Lutessa MacDougal, tu ne sortiras pas d’ici sans avoir avalé quelque chose !
Encore raté !
Lutessa leva les yeux au ciel avant de se retourner. Ses boucles châtain dansèrent autour de son visage. Il se tenait à moins de deux mètres d’elle. Comme à chaque fois, elle ne l’avait pas entendu approcher, malgré sa carrure qui lui donnait un air d’ours mal léché, intensifié par ses longs cheveux bruns et sa barbe fournie. Son regard pétillait d’amusement derrière ses lunettes. Il n’avait pas eu le temps d’enfiler un pantalon ; son t-shirt et son caleçon avaient connu des jours meilleurs, mais il refusait de s’en séparer.
Elle se mordilla la lèvre pour trouver une échappatoire.
— Lorik m’attend, papa ! Je mangerai en chemin. J’ai des biscuits, mentit-elle.
— Montre-les-moi.
Aïe !
Elle ouvrit son sac, farfouilla dedans, prit un ton étonné :
— J’ai dû les laisser à la cuisine…
— Dans laquelle tu n’es pas entrée depuis hier soir ?
Elle garda le silence pour ne pas s’enfoncer davantage. Il eut un geste irrité de la main.
— Va chercher ces fichus biscuits ! grogna-t-il. N’oublie pas ta gourde et rentre au moins une heure avant l’impulsion.
Elle obéit sans demander son reste. Après avoir enfilé ses rangers, elle dévala les quatre marches du perron. Son père la rappela :
— Tessa.
— Papa ?
— Ne me prends plus pour un imbécile.
À le voir appuyé contre l’encadrement de la porte, bras croisés sur son torse massif, sourcils froncés, bouche pincée, une vague de culpabilité et d’amour la souleva. Elle remonta l’escalier en deux bonds, se jeta à son cou. Il eut à peine le temps d’écarter les bras pour l’accueillir.
— Pardon, papa. Je t’aime, tu sais ! s’exclama-t-elle en plantant un baiser au coin de sa mâchoire. Je te promets de rentrer à l’heure.
Elle repartit aussi vite qu’elle était venue, ses boucles caracolant dans son dos. Fenton MacDougal la regarda disparaître sur le chemin le cœur serré. À chaque fois qu’elle quittait la maison, il redoutait qu’elle ne revienne pas.
Lutessa traversa en trottinant la place du village. En son centre se dressait le cube étanche en polymère noir qui contenait le générateur d’impulsions électromagnétiques. La mairie et la salle des fêtes occupaient le côté nord, le magasin général, tenu par la famille Dugger, le côté sud. Les pimpantes habitations des villageois les plus fortunés se partageaient le reste de l’espace. Leurs toits couverts de panneaux solaires, seule source d’énergie individuelle, luisaient au soleil levant. Au bout de la rue, Fanny Preston, la vieille commère, émergeait de sa maison. Elle agita sa canne dans sa direction pour la saluer. Lutessa lui répondit aussitôt d’un signe de la main ; il valait mieux éviter de contrarier cette pie qui faisait et défaisait les réputations.
Un peu plus loin, une odeur de pain frais lui amena l’eau à la bouche. Le boulanger l’appela depuis le seuil de sa boutique. Il sourit quand elle s’approcha, le nez frémissant.
— Tu veux un croissant, Lutessa ? Tout chaud du four !
Ce n’était pas dans les habitudes du bonhomme de héler la clientèle ou d’offrir quoi que ce soit.
— Je n’ai pas d’argent avec moi, monsieur Gillick, le prévint-elle, suspicieuse.
— Ne t’inquiète pas, j’en ai un que je ne peux pas vendre.
Ce serait bien la première fois qu’il ratait une fournée. Méfiance, il voulait quelque chose. Cependant, pareille proposition ne se refusait pas : les talents du boulanger étaient connus jusqu’à Deux-Rivières, le chef-lieu de leur région. Elle attendit, curieuse de savoir ce qu’il avait derrière la tête. Il disparut dans sa boutique et revint avec une viennoiserie aussi dodue que dorée.
— Il est parfaitement vendable, protesta-t-elle.
Gillick en arracha un petit morceau qu’il fourra dans sa bouche avant de lui tendre le reste.
— Plus maintenant.
Décidément, il cherchait à l’amadouer. Avec un haussement d’épaules, elle accepta le croissant à l’odeur délicieuse. Son ami Lorik en baverait plus qu’un escargot.
— Merci, monsieur Gillick.
— De rien. Tiens, pendant que tu es là, dis à ton père que j’ai besoin d’une nouvelle pelle à enfourner, plus légère, avant la fin de la semaine prochaine.
Nous y voilà. Tout ça pour que sa commande soit traitée en priorité.
— Je lui dirai, promit-elle. Alors, vous prenez Christopher en apprentissage ?
— Sauf s’il change d’avis et part à Renaissance.
Étant donné que Christopher Jenkins clamait depuis cinq ans que jamais il ne poserait le pied dans la capitale, c’était peu probable. D’autant plus qu’il passait son temps à inventer d’inédites recettes de pain, biscuits et gâteaux pour les fêtes scolaires. Gillick avait mis la main sur le meilleur apprenti possible et il ne le laisserait pas lui échapper.
— Vous savez bien qu’il restera. Il ne ratera pas sa chance de travailler avec vous.
— C’est gentil Lutessa, se rengorgea Gillick.
Elle lui adressa un sourire lumineux. Toujours flatter le client, affirmait son père. Mission accomplie.
— Tu n’oublieras pas ma pelle ?
— Bien sûr que non ! Vous l’aurez très bientôt.
Elle le salua d’un geste et repartit en courant, son butin lové dans ses mains.
Chapitre 2
Lutessa emprunta le chemin qui menait vers le nord. Les maisons s’espacèrent, disparurent derrière elle. Bientôt, le grillage rouillé qui délimitait leur village se dessina. Sur le côté, un panneau aux bords oxydés annonçait en lettres blanches sur fond rouge : « Fin de la zone IEM. », prévenant les distraits qu’ils entraient en terre non protégée par l’impulsion électromagnétique. Les barrières qui permettaient de bloquer la route s’étaient volatilisées depuis longtemps, sans doute embarquées par un ferrailleur. Lutessa ne se rappelait d’ailleurs pas les avoir un jour vues en place. Pour autant, le risque de contamination existait toujours, d’où la nécessité de se trouver dans l’enceinte au moment de l’impulsion. Juste avant de franchir le grillage, elle porta son pendentif en forme d’étoile à ses lèvres. C’était sa superstition personnelle : le bijou ayant appartenu à sa mère la protégerait à l’extérieur.
De l’autre côté, la forêt reprenait ses droits. Pins et chênes bordaient la route. Des oiseaux chantaient, des abeilles bourdonnaient. Elle huma avec délice les parfums de sous-bois qui représentaient la liberté. Un énorme moustique se posa sur son avant-bras et s’envola avant qu’elle ait eu le temps de l’écraser. Les insectes en tous genres l’adoraient. Surtout les suceurs de sang. Elle aurait dû enfiler un gilet.
Après avoir dépassé un amas de rochers, elle s’assura qu’elle était seule, puis suivit un sentier presque invisible qui s’enfonçait dans la végétation. Elle connaissait chaque arbre, chaque buisson, chaque caillou de cette zone. Une trentaine de minutes et trois piqûres plus tard, elle arriva au pied d’une falaise. La grotte qui leur servait de repaire, à Lorik et elle, y ouvrait sa gueule étroite. Lutessa se faufila entre les parois rapprochées. Les sifflotements étouffés de Lorik lui parvinrent bientôt. Elle avança plus silencieusement qu’une ombre jusqu’à l’entrée de la caverne principale, aménagée au fil des mois à l’aide de bric-à-brac amené en toute discrétion.
Son ami était assis derrière son établi, tête penchée sur son travail, une loupe d’horloger devant l’œil droit. Ses mèches blondes lui chatouillaient le front. Des lampes à pétrole et un ingénieux dispositif de miroirs reflétant la lumière extérieure l’éclairaient. Il sifflait aussi bien qu’un oiseau et ses trilles joyeux ricochaient contre la pierre. Elle attendit qu’il pose ses outils avant de lancer :
— Le chant de la mésange ?
Il sursauta et pivota sur son tabouret.
— Encore raté : pinson. Tu n’as aucune oreille, ma grande.
— Sois gentil si tu veux goûter ça ! le menaça-t-elle en agitant le croissant.
Lorik sauta sur ses pieds.
— C’est Gillick qui l’a fait ?
— Qui d’autre, patate ?
— Tu partages ?
— Tu me fais la bise ?
Lorik s’avança pour lui plaquer un baiser sur la joue avant de s’emparer de la viennoiserie. Il y planta les dents, arracha un gros morceau, le mâcha longuement et l’avala avec un soupir d’extase. Lutessa le regarda faire, amusée. Au moment où il ouvrait à nouveau la bouche, elle l’arrêta :
— Doucement ! J’ai dit goûter.
— Je mérite plus, affirma-t-il d’un ton satisfait.
— Tu as…
— … réussi. Elle fonctionne.
Sans plus se soucier du croissant, Lutessa se précipita vers l’établi. La boîte à musique de sa mère y révélait ses entrailles complexes. Il s’agissait d’un modèle électronique, garanti blindé par un vendeur malhonnête, dont aucun composant n’avait survécu aux impulsions électromagnétiques. Aujourd’hui, elle paraissait comme neuve. Sauf que…
Une violente migraine poignarda la tempe de Lutessa. Elle gémit alors que son champ de vision s’étrécissait. Au fond du boîtier, un circuit imprimé était mal soudé. Avec une raideur d’automate, elle s’installa sur le tabouret et s’empara du minuscule fer. La voix de Lorik lui parvenait de très loin :
— Qu’est-ce que tu fais ?
Saisie par un besoin irrépressible, elle ne pouvait ni répondre ni s’arrêter. À l’aide d’une pince, elle replaça délicatement l’élément, le fixa.
Là… Il faut blinder, sinon l’IEM le grillera.
Elle ajouta des filaments de métal, compléta les jonctions, vérifia les branchements, reconnecta l’écran holographique que Lorik avait renoncé à réparer. Son crâne pulsait au rythme de ses gestes. Ses yeux analysaient les transistors, les diodes, les résistances, les condensateurs. Ses mains soudaient, vissaient, modifiaient sans jamais trembler. Malgré la transpiration qui collait ses boucles à ses tempes et coulait dans son dos, son calme imperturbable lui assurait une précision diabolique.
Elle percevait la présence de Lorik à ses côtés, l’entendait répéter « Tessa ? Tessa ! Réponds-moi ! » Il n’osait pas la toucher, de crainte qu’elle ne dérape et cause des dégâts irrémédiables à la boîte qui comptait tant pour elle.
La migraine se déplaçait avec le regard de Lutessa : front, nuque, haut du crâne. Mais elle ne la sentait presque plus, comme si cette plongée dans les circuits anesthésiait ses nerfs.
Voilà… Parfait. Comme neuve. Elle résistera à l’impulsion. Elle résistera à tout.
Lutessa posa ses outils, se redressa. Le monde tournoya, s’obscurcit, et elle bascula du tabouret. Lorik la cueillit dans ses bras, l’allongea sur le sol. Elle se laissa faire telle une enfant ou une poupée. Des points noirs voletaient devant ses yeux. Une envie de vomir tordit son ventre. Elle gémit en se recroquevillant.
— Tessa ?
— Sucre…
Elle n’avait pas mangé. Elle aurait dû manger !
Lorik s’éloigna, revint, força un cube entre ses lèvres. Incapable d’actionner ses mâchoires, elle le laissa fondre sur sa langue. Chaque déglutition lui demandait un effort. Son ami lui souleva la tête pour glisser un coussin dessous.
— Ça va ? chuchota-t-il.
Elle perçut l’inquiétude dans sa voix. Pourtant, il était habitué à ses migraines et à leurs conséquences. De crainte de raviver la douleur, elle acquiesça d’un clignement de paupières. Son médicament la soulagerait… elle devait rentrer. Elle se contraignit à respirer lentement et profondément, à détendre ses muscles crispés, à supporter les coups de poignard qui perçaient son cerveau.
Accepte la souffrance sans la combattre. Tu devras vivre avec, mon trésor.
Les mots de sa mère. Sa paume légère sur son front. Son appréhension, qu’elle tentait de dissimuler sous un masque de confiance à chaque crise.
Touche après touche, l’univers s’éclaircit. Lorik, assis en tailleur à côté d’elle, la couvait de son regard vert.
— Ça va ? répéta-t-il.
Lutessa força un sourire sur ses lèvres.
— Prête à courir le marathon…
Sa voix résonna étrangement à ses oreilles. Rauque, lointaine.
— Avale ça, ordonna son ami en lui glissant un biscuit dans la main.
Elle le considéra un instant avant d’en grignoter un bout. La première bouchée déclencha son appétit. Elle s’assit et en engloutit cinq, presque sans mâcher, puis grommela :
— Tu as fouillé mon sac ?
— Je savais que ton père ne t’aurait pas laissée partir sans ravitaillement. Que s’est-il passé ?
— Rien… j’ai repéré une soudure qui allait lâcher.
Il la fixa droit dans les yeux.
— Tu as travaillé pendant quatre heures non-stop sur cette boîte à musique. Et tu parlais.
Impossible, elle n’avait pas pu perdre ainsi la notion du temps. À voir l’air préoccupé de Lorik, il ne plaisantait pas. Un frisson glacé descendit le long de la colonne vertébrale de Lutessa.
— Qu’est-ce que je disais ? demanda-t-elle dans un chuchotement.
Il se passa des doigts nerveux dans les cheveux.
— Tu causais électronique : tension, polarité, charge, intensité… et tu récitais des formules.
— Hein ?
— Tessa…
— Oui ?
— Je ne les connais pas, ces formules.
Elle fronça les sourcils : Lorik était beaucoup plus calé qu’elle en sciences. Il continua :
— J’ai vu ce que tu as fait : tu as tout réparé, tout blindé. Je n’aurais jamais pu y arriver. Et tu as travaillé sans loupe.
Lutessa sauta sur ses pieds. La douleur la foudroya. Avec un gémissement, elle retomba sur le tabouret et referma les mains sur son crâne. Elle n’était pas en état de discuter. Pas avant d’avoir pris son médicament.
— On en parlera plus tard. Il faut que je rentre à la maison. Tu peux me donner un comprimé de paracétamol ?
— Ça suffira ?
— Non, mais je pourrai au moins marcher.
— Tu devrais aller voir le médecin. Ce n’est pas normal.
Elle releva le menton, planta son regard dans le sien.
— Papa saura quoi faire.
Il avait toujours su.
Lorik secoua la tête d’un air peu convaincu.
— Tu devrais quand même prendre rendez-vous chez le médecin.
— Je le ferai si ça recommence, d’accord ?
Il hésita, puis acquiesça.
— N’en parle à personne, s’il te plaît, insista-t-elle. Je n’aimerais pas qu’on me refuse l’accès au concours d’admission de l’Institut.
— Promis. Parce qu’on ira ensemble à Renaissance.
Chapitre 3
L’antidouleur anesthésia juste assez le cerveau de Lutessa pour qu’elle puisse avancer comme une somnambule derrière Lorik. Malgré ses lunettes de soleil, la lumière vrillait ses nerfs optiques. Son crâne pulsait ; elle avait l’impression que sa matière grise allait jaillir par ses oreilles. La dernière fois qu’elle s’était sentie aussi mal remontait à ses douze ans. Il y avait alors une bonne explication : ses premières règles.
Lorik se retournait sans cesse afin de vérifier qu’elle suivait bien. Elle oscillait entre attendrissement et agacement. Elle n’était pas à l’article de la mort, bon sang !
Une fois sur la route en terre, il la prit par le bras. Elle hésita à se dégager, puis le laissa faire. Ses jambes avaient tendance à se transformer en spaghettis trop cuits. Elle préférait éviter de finir le nez dans la poussière.
— Tu veux bien qu’on contourne le village ? demanda-t-elle après qu’ils eurent franchi le grillage.
— C’est plus long…
— J’aimerais mieux que personne ne me voie comme ça.
Et surtout pas la vieille Preston. Il ne manquerait plus qu’elle la croie contaminée… même si l’impulsion éliminerait toute trace d’un éventuel parasite.
— D’accord.
Ils cheminèrent en silence. Chaque mètre réclamait un effort frôlant l’insurmontable à Lutessa. Elle avait besoin de son médicament. Elle en scandait d’ailleurs les syllabes dans sa tête au rythme de ses pas. Mé-di-ca-ment. Mé-di-ca-ment.
Dès qu’ils parvinrent à sa maison, elle se laissa tomber sur la première marche du perron et se cacha le visage dans les mains. Elle ne pouvait plus faire le moindre geste.
— Je ramène ton père, annonça Lorik avant de s’éloigner en direction de l’atelier.
Quand un effleurement chatouilla son poignet, elle coula un regard entre ses doigts. Un papillon aux ailes bleu métallisé se posa sur sa peau pour l’explorer de sa trompe. Fascinée, elle observa le fin appendice chercher quelque chose à aspirer, en vain. Lassé, l’insecte s’envola, contourna son crâne et atterrit sur ses boucles pour y recommencer son manège.
L’arrivée de son père détourna l’attention de Lutessa. Les traits figés par l’inquiétude, il la souleva comme lorsqu’elle avait dix ans et l’emmena à l’intérieur avant qu’elle ait pu dire au revoir à Lorik.
— Papa… il faut que je te raconte ce qui s’est passé… marmonna-t-elle au moment où il la déposa sur son lit avant de tirer les rideaux.
— Pas maintenant, Tessa. Prends ton médicament. Nous en parlerons ce soir.
Médicament. Soulagement. Elle avala avec docilité le comprimé qu’il lui tendait et ferma les yeux. Les grandes mains de son père lui retirèrent ses rangers. Il étendit une couverture sur elle, la borda. L’odeur familière de la lessive la rasséréna. Elle s’empara de l’ours en peluche râpé qui trônait sur sa table de nuit et nicha le nez dans sa fourrure. Maison. Sécurité.
— Repose-toi, ma chérie.
La barbe de son père la chatouilla tandis qu’il déposait un baiser léger comme un nuage sur son front. Elle s’enfonça dans le sommeil.
Sur la place du village, des antennes se déployèrent au-dessus du cube étanche qui contenait les gigantesques bobines du générateur d’impulsions électromagnétiques, seul dispositif relié au réseau électrique blindé. Les supercondensateurs se chargèrent dans un ronronnement, un signal sonore retentit et l’IEM se déversa, traversant murs et corps, grillant les circuits électroniques non protégés, détruisant les nanorobots parasites qui s’étaient glissés dans l’enceinte.
Réveillée en sursaut, Lutessa actionna l’interrupteur de la lampe de chevet. L’ampoule s’alluma. Ouf, l’électricité fonctionnait ; leur panneau solaire avait résisté à l’impulsion. Elle se félicita de l’avoir blindé en douce. Bon nombre de ceux de leurs voisins lâchaient au bout de dix-huit mois. Le leur avait presque trois ans.
Quelle heure était-il ? Elle peina à se focaliser sur les aiguilles de son réveille-matin. Dix-huit heures.
Dix-huit heures ! Elle avait dormi plus de six heures. Au moins, elle n’avait plus mal. Elle se frotta le crâne. Elle éprouvait la curieuse sensation que son cerveau avait… dégonflé. D’habitude, elle ressentait seulement le soulagement de ne plus subir la douleur. Là, c’était différent. Elle plissa le nez. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle avait toujours souffert de migraines. Celle-ci avait toutefois eu des effets étonnants. Elle devait en parler à son père… ou pas. Si elle évoquait la boîte à musique, sa surprise pour son anniversaire serait gâchée. Elle se mordilla la lèvre. Elle avait promis de ne plus lui mentir. Cependant, il s’agissait d’un cas de force majeure : on n’avait pas cinquante ans deux fois dans une vie ! Zut. Inutile de se prendre la tête, elle aviserait le moment venu.
Elle se décida à quitter son lit douillet, se recoiffa et enfila une paire de sandales. Étouffant un bâillement, elle descendit à la cuisine afin de préparer le dîner. Connaissant son père, il oublierait l’heure, absorbé par le ponçage de la commode commandée par les Hutton. Lutessa s’affaira en chantonnant. Après avoir mis le ragoût à cuire, elle dressa la table : assiettes bordées de roses trémières, couverts, verres gravés d’étoiles. Tout était en place. Ah, non ! Les serviettes. Elle ouvrit le tiroir et en tira les deux dernières. Elle ferait une lessive demain, si leur lave-linge avait résisté à l’impulsion. Cela faisait un bon moment qu’elle devait le blinder, mais pour cela, il lui fallait du matériel. Doggy, qui tenait le magasin général, pourrait le lui fournir. À condition d’y mettre le prix, bien sûr. Doggy ressemblait étrangement à un requin blanc quand il s’agissait de négocier. La boîte à musique avait d’ailleurs déjà coûté cher. La boîte à musique ! Avait-elle survécu à l’impulsion ?
Lutessa abandonna les serviettes sur la table et remonta l’escalier quatre à quatre en maudissant sa stupidité. Son père n’avait pas touché à sa besace. Il ne fouillait jamais dans ses affaires. Heureusement, du reste. Le cœur tambourinant, elle sortit l’appareil, le brancha, l’enclencha. L’écran holographique grésilla avant de s’illuminer. Une ballerine en tutu mauve apparut en son centre. Elle éleva les bras au-dessus de la tête. Lorsque la Valse des fleurs de Tchaïkovski commença, elle se dressa sur les pointes et se mit à virevolter. Lutessa la regarda, fascinée. Sa mère aurait été ravie de voir le cadeau de mariage de son père enfin réparé.
Elle cligna des paupières pour chasser les larmes qui montaient, inspira un bon coup. La danseuse tourbillonnait toujours, aussi gracieuse qu’insensible à son émotion. À la fin du morceau, elle salua avant de disparaître.
Lutessa éteignit l’appareil et l’emballa dans du papier de soie. Au moment de ranger le paquet dans son armoire, elle remarqua le corps sans vie du papillon au pied de son lit. Il avait dû se prendre dans ses cheveux. Comme la plupart des insectes, il n’avait pas survécu à l’impulsion. Elle le ramassa. Ses ailes irisées ne battraient plus. Elle entrouvrit la fenêtre et le déposa sur le rebord.
— Raconte-moi ce qui s’est passé hier, réclama son père en piquant une rondelle de carotte de sa fourchette.
Ne pas mentir, tout en préservant ma surprise.
— J’ai eu une migraine plus violente que d’habitude.
Il reposa brusquement son couvert.
— Tu esquives, Lutessa.
Elle soupira.
— Je sais…
— Lutessa !
— Deux secondes ! Bon… Je travaillais avec Lorik sur ton cadeau d’anniversaire. D’un coup, j’ai eu l’impression que plus rien d’autre n’existait. Je l’ai terminé, et puis je me suis presque évanouie.
Elle n’osa pas préciser que l’épisode avait duré quatre heures, sinon, il la harcèlerait jusqu’à obtenir le moindre détail.
— Sur quoi travaillais-tu ? demanda-t-il.
Elle secoua la tête.
— Si je te le dis, ce ne sera plus une surprise.
Lorsqu’il ouvrit la bouche pour protester, elle posa la main sur la sienne.
— Papa, s’il te plaît. Je bosse dessus depuis trois mois. C’est sans doute à cause de ça que la migraine a été plus forte. Le médicament a agi, je n’ai plus mal.
Remarquant son hésitation, elle poussa son avantage en lui adressant son fameux regard numéro trois, celui du chiot suppliant. Il n’y résistait jamais.
— Je vais bien, je t’assure. Et j’aimerais vraiment te faire une surprise…
Sans compter que si elle prononçait le mot « électronique », il se mettrait à hurler. Une fois qu’il verrait son travail, en revanche, il ne pourrait que la féliciter. Une poignée de secondes passèrent avant qu’il ne capitule.
— D’accord, Tessa, à condition que tu me promettes de m’avertir immédiatement si tu recommences à avoir des maux de tête.
— Promis.
Cela ne l’engageait pas à grand-chose : le médicament agissait durant une semaine. Elle trouva le sujet idéal pour réorienter la conversation :
— Au fait, Gillick va prendre Christopher en apprentissage. Du coup, il a besoin d’une pelle à enfourner. Il m’a même soudoyée avec un croissant pour que tu t’en occupes le plus vite possible.
Cela fonctionna : ils embrayèrent sur les tactiques de corruption du boulanger et le programme des jours suivants. Lutessa devait terminer la décoration de l’armoire des Guffries, tandis que son père s’attellerait à cette fameuse pelle en parallèle de la commode des Hutton.
Le train-train habituel.
Chapitre 4
— Joyeux anniversaire ! Joyeux anniversaire ! Joyeux anniiiiiversaire, Fenton ! braillaient les invités.
Comme le voulait la tradition des « chiffres ronds », tous les habitants s’étaient réunis sur la place du village. Chacun avait amené sa spécialité, dont la plus attendue était le célébrissime gâteau au chocolat de Gillick. Il arrivait d’ailleurs sur un plateau porté par deux adolescents qui ployaient sous la charge. Le boulanger s’était surpassé, sans doute pour obtenir un rabais sur la pelle.
Les trois étages recouverts de glaçage luisant et de bougies oscillaient au rythme des pas des garçons, au point que Lutessa craigne qu’il ne parvienne pas intact à destination. Elle retint sa respiration jusqu’à ce qu’il soit déposé sur la table. Les flammes se reflétaient sur les verres des lunettes de son père qui souriait jusqu’aux oreilles. Il prit une longue inspiration et réussit à souffler trente-trois bougies. Les suivantes s’éteignirent à la seconde tentative. Applaudissements, cris et sifflements retentirent. Lutessa joignit sa voix aux autres. Ce soir, elle se sentait pleinement heureuse.
Les conversations cessèrent quand son père se leva. Il se racla la gorge avant de se lancer :
— Vous savez tous que les mots ne sont pas mon fort. Carolyn les maniait bien mieux que moi, mais elle n’est plus là pour me souffler les bons, alors vous devrez vous contenter des miens. Je vous rassure, je ne ferai pas long. Je sais que vous mourez tous d’envie de goûter au gâteau de Gillick.
Il s’interrompit le temps de maîtriser son émotion, puis reprit, scrutant l’assemblée et arrêtant son regard sur l’un ou l’autre des invités :
— Je veux seulement vous remercier de votre présence constante ces derniers mois, et de votre soutien. Ray, je sais très bien que tu n’avais pas vraiment besoin de ces nouvelles chaises. Ni toi, Antonella, de cette table basse. Et toi encore moins de ce fauteuil à bascule, Fanny. Vous vous êtes tous assurés que je demeurais bien occupé, et j’en suis très touché.
Interloquée, Lutessa observa la vieille Preston se tamponner les yeux de son mouchoir. Elle ignorait que la commère appréciait son père à ce point. Plongée dans ses pensées, elle perdit le fil du discours. Entendre son prénom la ramena au présent :
— Mes derniers mots seront pour Tessa : je t’aime, ma chérie. Tu es la lumière de ma vie.
Émue, elle se jeta dans les bras de son père et l’étreignit comme s’il pouvait soudain disparaître.
Mais les ours résistent à tout, n’est-ce pas ?
Bien plus tard, de retour à la maison après avoir discuté, ri et dansé à en perdre le souffle avec ses amis, Lutessa annonça :
— Il est temps de découvrir ta surprise, papa.
Même si son cadeau avait respecté la loi, elle ne l’aurait pas offert devant tout le monde. Elle préférait le conserver pour ces précieuses minutes en tête-à-tête avant de se mettre au lit, le cœur gonflé de joie.
— Installe-toi au salon, je reviens.
Lorsqu’elle redescendit l’escalier, il fixait une photographie prise un an plus tôt, posée sur le manteau de la cheminée. La dernière sur laquelle ils figuraient tous les trois. Le visage tiré de sa mère trahissaient son épuisant combat contre le cancer, mais elle souriait malgré tout, d’un sourire qui illuminait ses iris ternis. En dépit des demandes répétées de sa fille, elle avait toujours refusé de partir consulter les meilleurs spécialistes à Renaissance. Elle souhaitait profiter du moindre instant avec ses proches. Lutessa lui en avait longtemps voulu. Elle avait pleuré, crié, tempêté, supplié, en vain. À chaque fois qu’elle remettait le sujet sur le tapis, sa mère se contentait de la contempler avec tendresse, sans rien dire, comme pour graver les traits de son « trésor » dans sa mémoire. Elle était morte ainsi, en paix, entourée des deux personnes chères à son cœur.
Le reniflement de Lutessa détourna l’attention de son père, qui s’essuya les yeux.
— Alors, ma chérie, cette surprise ? demanda-t-il d’une voix rauque.
Incapable d’articuler un mot à travers sa gorge serrée, elle lui tendit le paquet. Son cœur battait à tout rompre ; elle avait brisé les interdits pour lui faire ce cadeau.
Il s’installa dans son fauteuil et le déballa avec une mine émue. Quand il identifia le contenu, il eut un chuchotement incrédule :
— La boîte à musique de ta mère.
— Et elle fonctionne ! annonça Lutessa fièrement. Joyeux anniversaire, papa !
Elle s’empressa de la brancher, pressa l’interrupteur. Tout à sa satisfaction, elle ne remarqua pas qu’il pâlissait à l’apparition de la danseuse. Les premières notes de la valse s’égrenèrent.
— Qu’as-tu fait ?
Le sourire de Lutessa vacilla. Décontenancée par sa voix blanche, elle bredouilla :
— Je l’ai réparée. Elle résiste même aux impulsions.
Les traits de son père se durcirent. Il éteignit l’appareil. La ballerine salua avant de disparaître.
— Tu ne dois plus jamais faire ça, tu m’entends ? souffla-t-il.
— Mais papa, tu n’es pas content ?
Les mâchoires de son père se contractèrent. Il prit la boîte à musique dans ses mains tremblantes et répéta d’une voix sourde :
— Tu as compris, Tessa ? Tu ne dois plus jamais faire ça !
Non, elle ne comprenait pas.
— Faire quoi ? balbutia-t-elle en luttant contre les larmes.
— L’électronique… Tu ne dois pas y toucher, tu comprends ?
Encore ces mots ! La colère flamba en elle. Elle avait passé des mois à réparer cette fichue boîte, et il ne la remerciait même pas. Il lui ressortait cette vieille rengaine qu’elle ne supportait plus.
— Arrête de répéter ça ! Je suis douée ! Mes notes m’ont permis de m’inscrire au concours d’entrée de l’Institut des Technologies.
Son père lui adressa un regard surpris.
— Tu aurais dû m’en parler. Je refuse que tu y participes. Tu n’iras pas à Renaissance, tu resteras ici. Nous en avons déjà discuté.
Elle planta les poings sur les hanches.
— Tu en as discuté avec maman. Moi, je n’ai jamais eu mon mot à dire ! Je réussirai le concours et j’irai à l’Institut avec Lorik !
— C’est exclu. Tu retireras ta demande demain.
Elle lui décocha un sourire triomphant.
— Tu ne peux pas m’y obliger. J’ai seize ans.
L’âge de la majorité partielle. Celui qui permettait aux adolescents de choisir librement leur métier. Son père se leva. Il la dominait de toute sa taille. Plus que jamais, il ressemblait à un ours. Un ours en colère.
— Tu n’iras pas. Un point c’est tout.
Lutessa vit rouge, sa voix monta dans les aigus :
— Tu ne pourras pas m’en empêcher ! C’est ma vie, ma décision, mon DROIT ! Je ne resterai pas dans ce village paumé à décorer des armoires et des chaises !
Son père s’empara de la boîte à musique, arrachant le câble de la prise. Il ramena le bras en arrière. Elle écarquilla les yeux. Il n’oserait pas ! Il…
— Tu n’iras pas ! gronda-t-il en la lançant de toutes ses forces contre le mur.
L’objet explosa en mille morceaux dans un bruit de tonnerre. Lutessa hoqueta de douleur. Il avait détruit des mois de travail. Il avait détruit les instants magiques passés à préparer sa surprise en compagnie de Lorik. Il avait détruit la boîte à musique de sa mère. Ses paupières papillonnaient pour retenir ses larmes. Elle ne pleurerait pas devant lui. Les poings serrés à s’en faire mal, elle inspira longuement avant de cracher d’une voix tremblante de rage :
— Tu es injuste ! Je te déteste !
Elle tourna les talons et monta se réfugier dans sa chambre. Pour la première fois depuis ses douze ans, elle en verrouilla la porte. La tête enfouie dans le traversin afin d’étouffer ses sanglots, elle tendit l’oreille. Elle n’entendit rien. Il ne viendrait pas.
Chapitre 5
Lutessa s’éveilla avec l’impression de ne pas avoir dormi. Ses boucles collées à ses joues étaient encore humides de larmes. Elle déverrouilla le battant, l’entrouvrit et écouta. Aucun bruit. Il ne s’agissait pourtant pas de jouer à quitter la maison sans se faire repérer aujourd’hui. D’ailleurs, jouerait-elle à nouveau à quoi que ce soit avec son père ? Elle grimaça. Ce matin, elle le détestait.
Seule dans la cuisine, elle avala son petit-déjeuner sans enthousiasme, puis fila sous la douche. L’eau tiède ruissela le long de son corps, entraînant le savon vers la bonde. Si seulement les événements d’hier soir pouvaient disparaître aussi facilement. Elle aurait voulu remonter le temps, réécrire l’histoire…
Son père déballerait son cadeau et s’extasierait sur ses prouesses. Il l’encouragerait à tenter le concours d’entrée à l’Institut. Elle deviendrait une ingénieure reconnue à Renaissance ; elle permettrait au pays de vaincre le parasitisme. Tout le monde serait fier d’elle ! Elle…
Elle rien du tout.
Lutessa appuya son front brûlant contre le carrelage. Depuis l’enfance, ses parents lui avaient seriné qu’elle devait limiter son contact avec la technologie, sinon ses migraines s’intensifieraient. Alors, elle leur avait caché que Lorik partageait son savoir avec elle. Soutenu par ses propres parents, son ami dévorait les livres techniques, suivait des cours par correspondance, construisait des appareils qui ne fonctionnaient que jusqu’à l’impulsion suivante, car les blinder était un délit. C’était l’envie de progresser qui les avait poussés à braver les interdits en établissant leur repaire au-delà des limites du village. Leurs parents pensaient qu’ils profitaient de leur temps libre pour paresser au soleil ou explorer les environs, tandis qu’ils apprenaient ensemble, terrés dans leur grotte.
Lorik était bien plus doué qu’elle… jusqu’à la semaine précédente. Avait-il parlé de l’épisode à ses parents ? Non, cela reviendrait à révéler leurs cachotteries. Or, la loi était claire : toute technologie devait être soumise à l’IEM une fois par semaine, afin d’éliminer les parasites potentiels. Lorik et elle étaient des délinquants qui risquaient la maison de correction si quelqu’un découvrait leurs activités secrètes.
Lutessa releva le menton en signe de défi. Leurs ruses enfantines appartiendraient bientôt au passé : Lorik et elle intégreraient le prestigieux Institut des Technologies de Renaissance en septembre, n’en déplaise à son père. Là, au sein des laboratoires, elle n’aurait plus à dissimuler ses talents. Et quand elle obtiendrait son diplôme avec mention, il serait bien forcé d’être fier d’elle !
Une fois propre, elle tourna en rond dans sa chambre. L’armoire des Guffries l’attendait dans l’atelier, mais elle ne trouvait pas le courage d’affronter son père. La lessive ! Voilà un bon moyen de retarder l’inévitable.
Elle fut presque déçue que le lave-linge démarre sans rechigner. S’il avait lâché, elle aurait eu une excellente raison de traîner encore dans la maison. Elle soupira.
Allez, Tessa ! Tu n’as rien fait de mal.
Vraiment ? Tu as pourtant désobéi.
Pour lui faire plaisir !
Eh bien ! C’est plutôt raté.
Elle chassa les petites voix qui se chamaillaient sous son crâne et se dirigea vers la porte d’entrée. En passant devant le salon, elle ralentit. Le plâtre du mur s’était écaillé sous l’impact de la boîte à musique, dont il ne restait plus aucune trace. Son père en avait ramassé les morceaux jusqu’au dernier. Qu’en avait-il fait ? Les avait-il jetés ? Aucune importance, elle était irréparable. Et, dans le fond, elle ne voulait plus jamais en entendre parler.
Elle referma derrière elle, puis traversa la cour. En raison de la chaleur, son père avait laissé les battants de l’atelier ouverts. Elle le voyait, de dos, en débardeur blanc, sa tignasse ébouriffée réunie en queue de cheval. À son balancement régulier, elle devina qu’il ponçait le plateau de la commode des Hutton. Elle l’observa longtemps effectuer ses allées et venues, s’interrompre pour passer la paume sur le bois en un geste caressant, avant de reprendre ses mouvements harmonieux. Les yeux de Lutessa picotèrent. Elle désirait autant rester fâchée que se blottir contre lui. Elle choisit une troisième option, celle de lui montrer qu’elle savait se comporter en adulte. Elle se redressa, planta un sourire de façade sur ses lèvres et traversa l’atelier en lançant d’une voix claire :
— Bonjour, papa !
Il s’immobilisa. À l’évidence, il s’était attendu à tout, sauf à ça. Il lui répondit d’un hochement de tête et la regarda passer. Lutessa masqua sa satisfaction en enfilant son tablier. Les crissements du papier de verre sur le bois reprirent. Sans plus s’intéresser à lui, elle ouvrit ses pots de couleur, remplit un gobelet d’eau et aligna ses pinceaux. Sa fresque de lierre prenait forme. Elle tenait son amour de la peinture de sa mère, sans avoir son talent. Sa mère était capable de donner vie à ses œuvres ; Lutessa, elle, reproduisait simplement les modèles avec une précision mathématique. Il manquait une part d’émotion à ses compositions parfaites.
Elle s’absorba dans sa tâche. Elle appréciait ces moments avec son père, ce travail en silence, sans éprouver le besoin de parler. Mais elle n’avait pas envie d’en faire son gagne-pain. Elle avait plus d’ambition. Elle voulait vivre à Renaissance, profiter de la ville, devenir quelqu’un.
— Tessa ?
— Mmmmh ?
— J’ai bien réfléchi. Je t’autorise à te présenter au concours.
Elle faillit en barbouiller sa dernière feuille de lierre.
Adulte. Se comporter en adulte.
— Merci, papa. Tu ne seras pas déçu.
Chapitre 6
Les semaines filèrent comme le vent. Lutessa travaillait à l’atelier le matin, puis retrouvait Lorik pour réviser. Algèbre linéaire, équations différentielles, physique, biochimie… Ils enchaînaient les exercices, s’entraînaient sur les examens précédents. Lorik comprenait tout avec aisance. Quand elle peinait à suivre ses raisonnements, il les lui réexpliquait avec une patience infinie, jusqu’à ce qu’il soit certain qu’elle avait intégré les notions. Jour après jour, elle prenait confiance en elle. Elle réussirait.
Son père et elle n’avaient plus reparlé du concours. Même s’il avait accepté qu’elle y participe – il n’aurait de toute manière pas pu l’en empêcher –, il la désapprouvait. La moindre de ses mimiques le lui hurlait. Il lui demandait toutefois chaque soir comment s’étaient déroulées ses révisions, question à laquelle elle répondait sans s’étendre, afin de ne pas raviver leurs tensions.
— Prête ? s’enquit son père le matin fatidique.
Lutessa prit une inspiration tremblante avant de murmurer :
— Prête.
Il lui tendit son sac à dos.
— Je t’ai préparé des sandwiches et une tisane de camomille et de sauge.
Elle plissa le nez.
— Tu plaisantes ?
— La camomille te calmera les nerfs et la sauge est bonne pour la mémoire. À boire sans modération, certifia-t-il avec un clin d’œil.
— Si tu le dis.
— Ta mère l’affirmait.
— Elle me manque, tu sais.
— Je sais. À moi aussi. Chaque jour, chaque heure, chaque minute, chaque seconde. Mais on s’en tire plutôt bien, tous les deux, non ?
Elle acquiesça.
— Je t’aime, papa.
— Moi aussi, ma chérie.
Lorsqu’elle grimpa dans le bus qui emmenait les candidats à Deux-Rivières, où avait lieu la session, il se demanda s’il avait pris la bonne décision.
Jusqu’à deux ans en arrière, les MacDougal s’étaient rendus environ quatre fois par an dans cette ville. Ils en profitaient pour acheter de nouveaux vêtements, déjeuner dans leur restaurant favori et ramener autant de livres qu’ils pouvaient en charger dans les remorques de leurs vélos. Les trois heures de route se déroulaient en discutant gaiement. Prés, champs cultivés et forêts avaient entendu leurs éclats de voix et de rire. Lutessa n’y avait pas remis les pieds depuis la maladie de sa mère. Une éternité auparavant, en somme.
Redécouvrir le chef-lieu de leur région lui rappela à quel point son village était petit. Elle se sentit soudain perdue, dans ce bus bringuebalant qui s’était arrêté dans chaque bourgade pour récupérer des candidats. Ils étaient à présent trente-quatre, plus pâles et crispés les uns que les autres. Seul Lorik regardait par la fenêtre avec un air serein. Elle l’imita afin de se changer les idées.
Les immeubles bas défilaient, gris, semblables, impersonnels. Ici, les rues étaient bétonnées, les chemins éclairés, les trottoirs peuplés. Alors que personne au village ne possédait de voiture, elle en dénombra une bonne trentaine. Au prix du carburant, leurs conducteurs disposaient de sacrés moyens.
D’un coup, au détour d’un virage, elle reconnut la place de jeux où ses parents et elle s’arrêtaient toujours quand elle était petite. La pyramide de cordes qu’elle adorait escalader vibrait sous le poids des enfants qui la prenaient d’assaut. Un souvenir naquit. Sa mère, assise sur un banc à l’ombre d’un chêne, confiante en ses talents d’araignée, son père aux aguets, prêt à la rattraper en cas de chute. Lutessa posa la main sur la vitre, comme pour caresser la construction aérienne.
Plus loin, dans une ruelle transversale, elle distingua l’enseigne en forme de dragon doré de leur restaurant préféré. C’était là qu’elle avait appris à manier ses baguettes avec une dextérité tout asiatique. Plus loin encore, la vitrine de la librairie qu’ils dévalisaient avant de reprendre la route proposait son content de nouveautés. Lutessa sourit. Elle se sentait mieux.
Le bus s’immobilisa devant la salle des fêtes dans un crissement de freins. Même si le véhicule était vétuste, le fait de dépenser autant d’argent en carburant soulignait l’importance de ce concours pour la Nation. Au terme de leurs études à l’Institut, les meilleurs d’entre eux intégreraient le Centre national de contrôle et de prévention des maladies, afin d’éradiquer le parasitisme et, peut-être, de permettre le rétablissement de la technologie pré-Extinction. Elle ferait partie des élus.
— Tu bouges, ma grande ? la pressa Lorik.
Elle s’aperçut qu’ils étaient les derniers encore assis. Elle récupéra son sac à dos et suivit la file de candidats. Une série de tables avaient été installées dans le hall d’entrée. Des panneaux indiquaient les initiales des noms de famille. Avec Lorik, elle rejoignit la queue qui menait à « M-N ». L’hôtesse lui demanda son nom et sa carte d’identité, en échange de quoi elle lui tendit sa confirmation d’inscription. Lutessa parcourut le document en diagonale, cocha la case « lu et approuvé », apposa sa signature et céda sa place à Lorik. Ils se rendirent ensuite dans un auditorium pour patienter. L’examen ne commencerait qu’à treize heures, soit dans quarante-cinq minutes, une fois les derniers candidats arrivés des villages de l’est.
Lorsque son estomac gargouilla, Lutessa choisit de l’ignorer. La simple idée d’avaler quoi que ce soit lui filait la nausée.
— Mange, même si tu n’as pas faim, l’encouragea son ami en mordant à belles dents dans son sandwich dégoulinant de mayonnaise. Ton cerveau va avoir besoin d’énergie.
Il avait raison. Elle déballa son déjeuner. Jambon cru, salade et œuf dans du pain de mie sans croûte. Ses sandwiches préférés. Ils eurent pourtant un goût de sciure salée dans sa bouche, tandis que le stress montait en elle. Elle but presque la moitié de sa gourde de tisane d’une traite pour les faire descendre et grimaça à l’amertume des plantes trop infusées.
Quand les portes de l’auditorium s’ouvrirent, Lutessa crut qu’elle ne parviendrait pas à se lever de sa chaise. Lorik la tira gentiment par la main.
— Allez, viens. On va leur montrer qu’on est les meilleurs.
Elle se laissa guider jusque dans la salle d’examen qu’un homme en costume trois-pièces leur indiquait. Son cœur manqua un battement lorsqu’elle franchit le seuil. Sous un éclairage vif, des dizaines de bureaux individuels s’alignaient avec une précision militaire. Sur chacun d’eux étaient disposés un dossier, une calculatrice, un crayon, une gomme et un taille-crayon. Ils durent déposer leurs sacs dans des casiers à l’entrée. Seules les gourdes étaient autorisées sur les tables. Des surveillants au visage sévère patientaient contre le mur, mains dans le dos. Dès que la cloche retentirait, ils circuleraient entre les rangs afin de repérer les éventuels tricheurs.
Lutessa trouva le bureau à son nom au centre de la salle, tira sa chaise et s’y laissa tomber. La lumière lui faisait mal au crâne. Elle pria pour qu’une migraine ne la frappe pas ici et maintenant. Non… elle avait pris son médicament trois jours plus tôt. Elle ne risquait rien.
Le dossier la narguait. Elle avait envie de l’ouvrir, de découvrir les exercices, de se lancer, mais le règlement était clair : le simple fait de poser les doigts sur la chemise cartonnée avant la sonnerie signifiait l’élimination. Elle essuya ses paumes moites sur son pantalon, regarda l’horloge. Encore quatre minutes. Autour d’elle, les candidats s’agitaient sur leurs sièges comme s’ils étaient assis sur des fourmilières. La tension s’intensifiait. Imperturbable, l’aiguille des secondes poursuivait sa course régulière autour du cadran. Lutessa s’empara de sa gourde et la vida. De toute façon, une fois plongée dans les trois heures d’examen, elle ne relèverait plus le nez de ses feuilles.
Deux minutes. Lorik, placé contre le mur trois rangs devant elle, pivota sur sa chaise pour lui adresser un clin d’œil. Elle lut « Bonne chance » sur ses lèvres. Elle lui retourna le V de la victoire en articulant en silence : « À toi aussi. »
Une minute. Les regards se braquèrent sur l’horloge, comme si ces dizaines de paires d’yeux pouvaient accélérer le temps. Dans un même souffle, les candidats scandaient dans leur tête « quarante-neuf, quarante-huit, quarante-sept… » Lutessa porta son pendentif à ses lèvres, ferma un bref instant les paupières.
Aide-moi, maman.
Le contact du métal l’apaisa. Bien qu’elle n’ait pas le niveau de Lorik, elle avait réussi les examens en blanc sans trop de difficulté. Celui d’aujourd’hui ne lui en poserait pas davantage.
Chapitre 7
Cinq.
Quatre.
Trois.
Deux.
Un.
La sonnerie retentit dans un silence sépulcral. Comme un seul homme, les cent vingt-sept candidats de la région du Grand Lac Salé ouvrirent leur dossier, saisirent leur crayon et penchèrent la tête sur leur bureau. Abritée derrière ses boucles qui l’isolaient du reste du monde, Lutessa entama la lecture du premier énoncé. Les lettres dansaient devant elle, noires sur fond trop blanc. Elle ferma les yeux, inspira profondément.
Calme. Tu peux le faire. Ce n’est pas plus dur que tes examens de diplôme de juin dernier. Tu as eu bien plus que le minimum requis pour te présenter au concours.
Elle rouvrit les paupières, se replongea dans le problème.
Algèbre linéaire, exercice 1
Résoudre le système d’équations linéaires suivant, en fonction du paramètre a :
x - 3y - 2z = 4
3x - 4y - 9z = 5
4x - 7y + (a2 - 20) z = a + 6
Les lettres se mélangeaient, tourbillonnaient, la narguaient. Elle devait écrire le système sous forme matricielle… Elle l’avait fait des dizaines de fois. C’était si simple. Mais là, les lettres s’enfuyaient loin de la mine de son crayon. Elle resserra ses doigts dessus, posa la pointe sur la feuille.
Allez, Tessa !
Première ligne : 1 -3 -2 4
Voilà, c’est bien.
Deuxième ligne : 3 -4 -9 5
Facile, continue.
Troisième ligne : 4 -7 a2 - 20 a + 6
Parfait. Ensuite, on passe la matrice sous forme échelonnée, puis on considère les deux cas, a = -3 et a = 3. Avec a = -3, le système n’a pas de solution.
Voilà, elle tenait le bon bout. Il fallait à présent s’attaquer à la partie complexe, a = 3.
Soudain, les chiffres s’envolèrent. Il ne resta devant elle que l’espace vide.
Allez, écris, bon sang !
Son cœur tambourinait dans sa poitrine. Elle appuyait le crayon si fort sur la page que la mine se rompit avec un craquement sec qui la fit sursauter. Quand des visages se tournèrent vers elle, elle baissa la tête. Ses mains tremblaient. Elle posa le crayon, essuya à nouveau ses paumes moites sur son pantalon, compta jusqu’à dix.
O.K. On reprend.
Elle tailla la mine, relut l’énoncé. Rien n’y fit : les chiffres et les lettres refusaient de s’aligner pour former un ensemble cohérent. Le trou de mémoire. Le blanc total.
Lorik lui avait dit de ne pas insister, en cas de coup de panique. De passer à l’exercice suivant et de revenir en arrière plus tard. Elle parcourut les énoncés d’algèbre, plus obscurs les uns que les autres, abandonna, tourna la page.
Physique, exercice 1
Deux masses, m = 6 kg et M = 10 kg, sont reliées par un fil qui passe autour d’une poulie légère et sans frottement. Initialement, le système est maintenu au repos avec m au sol et M à une hauteur de 8 m. On lâche le système et M tombe.
Déterminer la vitesse de M juste avant qu’elle ne touche le sol.
Facile. Il fallait passer par le théorème de l’énergie cinétique. Le théorème de l’énergie cinétique… le théorème…
Lutessa sursauta. Elle avait posé le front sur sa feuille, fermé les paupières. Un surveillant s’arrêta près d’elle et chuchota :
— Vous vous sentez mal, mademoiselle ?
Elle se redressa, secoua la tête.
— Ça va aller. C’est juste un coup de stress.
Il s’éloigna à pas lents après lui avoir adressé un long regard. À l’autre extrémité de la salle, un candidat sortit, épaules voûtées et joues écarlates, encadré par deux surveillants. Tentative de fraude, certainement.
Lutessa se ressaisit, relut son énoncé. Le théorème lui échappait. Elle y reviendrait. Page suivante. Biochimie. Néant. Page suivante. Analyse…
Rien ne lui venait. Elle avait l’impression que les réponses toutes proches s’amusaient à glisser hors de portée dès qu’elle s’approchait trop près. Elle connaissait les raisonnements, savait les appliquer. Pourtant, son cerveau refusait de lui livrer les clés.
Autour d’elle, les crayons couraient sur les pages, les doigts tapotaient frénétiquement sur les touches des calculatrices. Certains cherchaient l’inspiration au plafond, d’autres noyaient leurs difficultés dans leur gourde, puis se repenchaient sur leur travail.
Serrant les dents, Lutessa retourna au premier problème. Ses mains moites laissaient des traces humides sur le papier. Elle essayait si fort, creusait si loin dans son esprit vide que ses yeux brûlaient. Elle avait envie de déchirer les feuilles, de crier sa frustration, de se lever en faisant tomber sa chaise, de renverser son bureau. Tout pour briser cette atmosphère feutrée et enfin débloquer ses pensées.
Allez, allez, allez ! Au moins un exercice ! Un seul, un tout petit exercice pour sauver l’honneur.
Une nouvelle fois, elle replongea dans son énoncé. Soudain, ce fut comme si son cortex cérébral cessait de fonctionner. Elle eut beau s’ingénier à comprendre, les lettres dansaient devant elle, les syllabes formaient des suites de sons incohérents. Elle jeta son crayon sur la table, se repoussa en arrière, consulta l’horloge. Il restait une heure vingt-six. Même en retrouvant ses facultés maintenant, elle ne finirait pas dans les temps.
C’était terminé. Son père avait raison depuis le début : la technologie ne lui réussissait pas.
Elle rabattit la couverture de son dossier, se leva et se dirigea vers la sortie, sa gourde à la main. En passant à côté de Lorik, elle secoua la tête et lui adressa le signe de la défaite, pouce vers le bas. Le regard désolé de son ami lui brûla les omoplates jusqu’à ce que la porte de la salle se referme derrière elle.
Une fois dans le couloir, une violente nausée lui tordit le ventre. Elle n’eut que le temps de courir aux toilettes avant de rendre le contenu de son estomac dans une cuvette jaunâtre. Ses jambes cédèrent. Aussi pâle qu’un spectre, elle se laissa glisser jusqu’au sol et enfouit son visage dans ses mains. Les battements de son cœur résonnaient dans sa gorge. Elle se sentait mal à s’en évanouir. La pensée qu’on la retrouverait allongée dans un cabinet qui puait l’urine l’amusa presque.
Puis la déception, la tristesse et la colère la submergèrent. Elle se trouvait nulle, incapable. Elle s’en voulait terriblement. Un sanglot la secoua. Les larmes jaillirent d’un coup, brûlantes. Elles dévalèrent ses joues, gouttèrent sur son pantalon. Elle avait échoué. Elle n’étudierait pas à l’Institut des Technologies avec Lorik ni ne travaillerait au Centre national. Elle resterait dans son trou perdu à peindre des meubles pourris dans l’atelier de son père alors qu’elle valait tellement mieux !
Elle demeura assise sur le sol collant, le regard dans le vague, durant une éternité. La cloche lointaine qui annonçait la dernière demi-heure d’examen la tira de son abattement. Elle se releva, actionna la chasse, s’approcha du lavabo.
La pauvre fille défaite, aux lèvres décolorées et aux boucles emmêlées qui la dévisageait dans le miroir lui sembla une étrangère. Elle se lava les mains avant de se rincer le visage. L’eau fraîche piqua ses joues. Elle se recoiffa tant bien que mal. Même si ses yeux rougis trahissaient ses larmes, elle avait repris figure humaine. Encore incapable d’affronter les autres postulants, elle marcha de long en large dans le couloir jusqu’à ce que retentisse la sonnerie stridente indiquant la fin du temps imparti.
Quand elle retourna dans l’auditorium, Lorik, assis au dernier rang, lui adressa un signe de la main. Elle le rejoignit avec réticence. Comme un animal blessé, elle avait juste envie de se rouler en boule pour souffrir en silence. Il tapota le siège à côté de lui. Elle s’y laissa tomber.
— J’ai récupéré ton sac, Tessa. Tu l’avais oublié.
Les yeux braqués sur ses chaussures, elle articula d’une voix sourde :
— Merci. Tu as réussi ?
— Bien sûr.
Son ton satisfait l’écœura. Elle se mordit la langue pour retenir une méchanceté. Il ne méritait pas ça.
— Regarde-moi, demanda-t-il.
— Pas envie.
— S’il te plaît, Tessa.
Elle sursauta lorsqu’il posa les doigts sur son poignet et résista au désir de ramener son bras contre sa poitrine pour échapper à son contact.
— Regarde-moi, répéta-t-il. C’est important.
Au terme d’un immense effort, elle tourna le visage vers lui.
— Quoi ? soupira-t-elle.
— Pourquoi as-tu pris tes médicaments juste avant l’examen ? Tu sais bien qu’ils t’abrutissent pendant des heures.
De quoi parlait-il ?
— Je n’ai rien pris, s’agaça-t-elle.
— Pourtant, tes yeux… ils virent au bleu très clair quand tu viens de les prendre. Ce matin, ils étaient normaux.
— Je te jure que je n’ai rien…
La compréhension la frappa avec la violence d’un uppercut. La tisane trop amère. Le vide dans sa tête.
Son père l’avait trahie.
Chapitre 8
Le soleil frôlait la cime des pins quand le bus s’arrêta sur la place du village. Tout était calme. Quelques clients profitaient des derniers rayons de la journée à la terrasse du tea-room. Lorik et Lutessa saluèrent les adolescents qui poursuivaient leur route, remercièrent le chauffeur, descendirent. Le véhicule repartit en bringuebalant dans un nuage de poussière. Lorsqu’elle se dissipa, ils repérèrent leurs parents qui patientaient sur un banc. Lutessa se sentait aussi tendue que la corde d’un arc bandé.
Elle n’avait pas desserré les dents de tout le trajet, ressassant sans fin la traîtrise de son père, le front appuyé contre la vitre. Son ami avait bien tenté d’en discuter, mais elle l’avait envoyé paître sans ménagement. Cette affaire se résoudrait en famille.
Comme elle restait clouée sur place, Lorik souffla :
— Ça va aller ?
— Non.
— Je passerai te voir demain.
— Si tu veux.
Il jeta l’éponge et rejoignit ses parents. Lutessa se résigna à le suivre d’un pas raide. Son père se leva, le visage indéchiffrable. Leurs regards se croisèrent. Il chancela sous le double feu hostile qu’elle dardait sur lui. Une grimace qui pouvait passer pour du repentir tirailla un instant ses lèvres avant de s’éteindre. Sans lui accorder plus d’attention, elle prit le chemin de leur maison. Si elle ouvrait la bouche ici, tout le village jaserait de ses hurlements. Elle entendit son père dire au revoir aux autres, puis il lui emboîta le pas. Il marcha derrière elle sans chercher à la rattraper.
Dans le jardin, il se décida :
— Je sais que tu ne comprends pas, mais j’ai fait ça pour te protéger.
Son ton trop doux aiguillonna la rage de Lutessa. C’en était trop ! Elle pivota d’un bloc, le regard flamboyant, un doigt accusateur pointé vers lui. Les mots jaillirent en un flot acide :
— Tu as fait ça parce que tu veux que je reste avec toi pour te sentir moins seul ! Tu te fiches pas mal de moi. Tu ne penses qu’à toi !
Les mâchoires de son père se contractèrent. Pourtant, il répondit d’une voix égale :
— Tu te trompes. Un jour, peut-être, tu comprendras.
Encore ces mots, qu’elle ne supportait plus ! Elle explosa :
— Explique-moi maintenant, alors ! Tu me dois bien ça !
Il fit « non » de la tête. Elle eut un reniflement méprisant.
— C’est ça ! Il n’y a aucune raison valable, n’est-ce pas ?
Devant son impassibilité, elle se mit à crier :
— Tu as juste voulu bousiller ma vie pour que je moisisse dans ce village pourri ! Je te déteste, tu m’entends ? Je te déteste !
Les épaules de son père se crispèrent, un muscle tressauta vers sa tempe, mais il garda le silence, se contentant de la fixer sans ciller. Elle resta dressée devant lui, hors d’haleine, tremblante de colère.
— J’ai fait ce qui était le mieux pour toi, affirma-t-il avant de se diriger vers l’atelier.
Il partait ainsi, sans lui accorder plus d’attention ? Les poings de Lutessa se refermèrent instinctivement. Elle avait envie de le suivre, de continuer à déverser sa rage sur lui, de le frapper, même. Elle fit un pas dans sa direction, s’arrêta. Il ne méritait pas tant d’énergie. Elle s’engouffra dans la maison, grimpa quatre à quatre les marches menant à sa chambre, claqua sa porte à la dégonder et hurla par la fenêtre, espérant qu’il l’entendrait :
— Je te déteste ! Les pères ne font pas ça à leurs enfants ! Tu n’es plus le mien !
Après une nuit passée à ressasser ses options, Lutessa quitta sa chambre avec des cernes qui lui mangeaient le visage. Elle refusait de rester un jour de plus dans cette maison. Elle avait seize ans. Si elle entrait en apprentissage, elle bénéficierait du gîte et du couvert auprès de son maître formateur. Encore fallait-il en trouver un. Il y avait bien cet ébéniste, à Deux-Rivières… Sauf que la loi punissait sévèrement les apprentis qui brisaient leur contrat. Or, elle comptait bien se représenter au concours l’an prochain, en pleine possession de ses moyens. Elle se mordilla la lèvre. Option rejetée.
À quoi son père avait-il pensé ? Elle grimaça. Il ne méritait plus le qualificatif de « père ». Avait-il cru qu’elle ne découvrirait pas sa traîtrise ? Qu’elle renoncerait à ses ambitions après s’être aussi lamentablement plantée ? Quoi qu’il en soit, elle refusait de s’abaisser à quémander des explications.
Elle déposa une pincée de feuilles de verveine dans sa tasse, les recouvrit d’eau chaude. Les plantes tourbillonnèrent un instant, puis retombèrent au fond, répandant un frais parfum citronné.
— Qu’est-ce que tu as fait !
L’exclamation horrifiée de son père amena un sourire satisfait sur les lèvres de Lutessa.
— J’avais besoin de changement. Tu aimes ? le nargua-t-elle en relevant le menton.
Elle savait pertinemment qu’il détestait les cheveux courts. Quand elle avait douze ans, sa mère avait décidé qu’elle en avait assez de se battre au quotidien contre ses propres boucles récalcitrantes et les avait raccourcies aux épaules. Ce soir-là, Lutessa les avait entendus se disputer pour la première fois. Sa mère avait fini par promettre de ne pas recommencer et de laisser celles de leur fille tranquilles. Depuis, elle s’était contentée de les lui égaliser trois fois par an. Après sa mort, son père s’en était chargé. Sauf cette nuit.
À coups de ciseaux rageurs, Lutessa avait taillé sa chevelure à hauteur de menton. Elle se moquait que le résultat lui donne des airs de garçonne. Le jeu en avait valu la chandelle : elle avait réussi à faire du mal à son père. Pas encore autant qu’il lui en avait fait, mais elle ne s’arrêterait pas là.
— Au fait, dit-elle d’un ton léger, je partirai dès que j’aurai trouvé un endroit où dormir.
Il la foudroya du regard.
— Ça suffit, Lutessa.
Elle le toisa.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ? M’enfermer dans ma chambre ? Me droguer jusqu’à ce que je change d’avis ? Parce que ça n’arrivera pas. Je te déteste et je refuse de vivre sous le même toit que toi.
La gifle qu’il lui asséna retentit comme un coup de fusil et la fit tomber de sa chaise. À genoux sur le sol, choquée, blessée, elle porta la main à sa joue. Ses oreilles bourdonnaient. C’était la première fois qu’il la frappait. Elle leva les yeux sur lui. Il arborait un air aussi surpris qu’elle.
— Tessa, je…
Elle se remit debout, secoua la tête.
— Je ne veux plus t’écouter. Je trouverai une place d’apprentissage s’il le faut, mais je ne resterai pas ici.
— Comme tu le souhaites.
La résignation qu’elle perçut dans sa voix fit presque chanceler sa résolution.
Fin de l'extrait proposé.
J'espère que vous avez passé un agréable moment.
© 2017 Florence Cochet
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